Né le 2 octobre 1905 à Constantine (Algérie), exécuté le 24 mars 1944 à Lyon (Rhône) par un groupe de tueurs français au service de la Gestapo ; instituteur, membre du Parti socialiste, puis du Parti communiste, dirigeant syndical CGTU en Algérie ; révoqué en 1935 et réintégré dans l’enseignement en France en 1937 ; interné en 1941, évadé ; militant clandestin en Haute-Vienne, puis directeur technique du journal Le Patriote, organe, dans la région lyonnaise, du Front national pour la Libération et l’indépendance de la France.

Lucien Sportisse
Lucien Sportisse
Aîné d’une famille de six enfants, Lucien Sportisse était le fils d’un négociant en cuirs et peaux devenu par la suite comptable, famille très unie selon le témoignage de ses amis d’enfance. Très tôt, il se signala à son rabbin,, à ses maîtres et à ses camarades, comme un sujet paticulièrement ouvert et doué. Pendant la Première Guerre mondiale, à Constantine, il fréquenta l’école Voltaire qui fonctionnait à mi-temps dans un immeuble de la rue Thiers du fait de la réquisition, par l’armée, du groupe scolaire de la rue Damrémont, où il avait été primitivement inscrit. Malgré ces inconvénients, ses résultats furent brillants.
En juin 1917, il réussit au Certificat d’études et au concours des bourses. Il fut admis à l’École primaire supérieure, puis à l’École normale d’instituteurs de Constantine. Dès l’obtention de son brevet supérieur, il prépara le baccalauréat et réussit en se faisant remarquer par ses examinateurs, en deuxième partie de cet examen, par l’excellence de sa composition en philosophie.
La modestie des ressources familiales l’empêcha de fréquenter la Faculté d’Alger. Il dut alors se contenter d’un poste d’instituteur à Aïn-Beïda, dans le sud-est du Constantinois, non loin de Tébessa. Il milita alors au sein de la section socialiste locale et collabora au journal L’Étincelle.
Le 19 juin et le 24 juillet 1926, le journal des trois fédérations SFIO d’Algérie Demain se fit l’écho de « l’affaire Sportisse ». Pour « soutenir » la politique monétaire de Poincaré, les partis de droite avaient lancé une opération démagogique fondée sur une collecte dans les écoles, de ressources destinées à « sauver le franc ». Le jeune instituteur, avait fait preuve en l’occurrence, d’un médiocre enthousiasme en répondant à un élève qui lui demandait si la souscription était obligatoire : « Non, la contribution est volontaire, ceux qui veulent donner, donnent, ceux qui ne veulent pas donner, ne donnent pas, ainsi, moi, je n’ai rien donné et personne ne m’a forcé ». Refusant de faillir « à sa dignité » d’homme et d’éducateur, il maintint publiquement, dans le numéro du 24 juillet sa position de neutralité absolue à l’égard de cette opération en « refusant d’en faire l’apologie » dans une classe où sur trente et un élèves, on comptait neuf miséreux déguenillés et d’une santé peu enviable, dix-sept fils de prolétaires, ouvriers et employés aux salaires médiocres et cinq de classe moyenne. Et d’affirmer « notre patrie à nous, c’est la patrie des travailleurs. Ce n’est pas au Palais Bourbon et à la Bourse des valeurs que l’on décide de son existence. C’est à l’usine, aux ateliers, aux champs [...]. C’est parce que nous sommes patriotes, nous, socialistes, que nous groupons et organisons le monde du travail, pour reconquérir le patrimoine matériel, la Patrie qui a été usurpée par la minorité possédante ».
Dès ce moment, Lucien Sportisse devint la bête noire des autorités coloniales de l’époque, ce qui lui valut des déplacements successifs à Lamy et La Calle près de la frontière tunisienne, à Jemmapes, à l’ouest de Bône (1930) et à Akbou dans les montagnes séparant le Constantinois de l’Algérois (1932).
Surveillé et brimé, il ne se passait pas de grandes vacances sans que s’effectuent des perquisitions au domicile de ses parents. Le syndicat des instituteurs, au lieu de le défendre, vota même son exclusion en raison des activités syndicales qu’il encourageait chez les dockers de Philippeville (Skikda) et les ouvriers boulangers de Constantine.
Tout cela n’empêchait pas Lucien Sportisse d’exercer avec dynamisme son métier. Partisan des méthodes Freinet, il introduisit l’imprimerie dans ses classes et initiait les petits Kabyles à la confection d’un journal scolaire. Les initiatives pédagogiques de ce pionnier ne faisaient que le rendre plus suspect aux yeux de l’administration, d’autant qu’il évoluait de plus en plus vers le communisme.
En 1926, il avait représenté la section d’Aïn Beïda au congrès fédéral SFIO de Constantine ; le 27 février 1927, il fit une conférence sur le marxisme au cercle des Jeunesses Socialistes d’Alger ; le 16 avril suivant, au congrès fédéral de la SFIO d’Alger, il intervint avec vigueur contre le réformisme et déposa une motion favorable au Front unique que proposait le Parti communiste (celle-ci recueillit 5 voix sur 37 votants). Lucien Sportisse consacrait d’autre part beaucoup de son temps à développer sa culture personnelle. Lecteur de Marx, Engels, Lafargue, Rosa Luxembourg, Lénine, Jaurès, Guesde, Staline et Trotsky, il perfectionnait en outre sa connaissance de l’arabe dialectal et littéraire, de l’allemand et de l’hébreu. Il avait lu le Talmud, ainsi que les œuvres de Moïse Maïmonide, rabbin, médecin, mathématicien et philosophe du XIIe siècle qui s’efforçait de concilier les Écritures et les connaissances scientifiques et philosophiques de son temps.
Le libre penseur qu’il était devenu adhéra alors au Parti communiste. Avec Nicolas Zannettacci* , lui aussi transfuge de la SFIO, Lucien Sportisse participa à des réunions publiques à Constantine, fut un des organisateurs de la protestation contre l’arrestation à Oran de Raymond Bossus* en août 1932. Les Croix de feu locaux l’accusèrent d’avoir appelé, le 1er Mai 1934, les Kabyles à revendiquer l’indépendance. Sportisse dirigea, le 31 juillet 1934, à Constantine, une manifestation contre la guerre marquée par des incidents. Le 5 août suivant, à la suite d’une provocation, des troubles éclatèrent dans la ville, faisant de nombreux morts dans la population arabe. Profitant de la situation, la police accusa Sportisse d’être à l’origine des événements et, bien que non inculpé, il fut révoqué en avril 1935.
Lucien Sportisse se rendit alors à Oran où il travailla dans le bâtiment comme coffreur-ferrailleur en compagnie de Nicolas Zannettacci qui résidait dans cette ville depuis plusieurs années. Il devint rapidement secrétaire départemental de la CGTU et conduisit de nombreuses luttes avec son camarade Élie Angonin* , ex anarchiste, entré au PC en 1935. Au cours d’une de celles-ci, il fut accusé par les autorités coloniales d’avoir incité les ouvriers agricoles en grève à couper les fils téléphoniques. Arrêté, mis au régime des droits communs, il entama une grève de la faim qui dura vingt-deux jours. La protestation des travailleurs, sa détermination et la victoire du Front Populaire imposèrent sa libération.
En octobre 1936, Lucien Sportisse, qui participa avec son jeune frère Bernard Sportisse au congrès constitutif du PC algérien, fut élu membre du Comité central et du Bureau politique. Or, en 1937, il fut réintégré dans ses fonctions d’instituteur, mais en France... Sur les conseils de ses camarades de la direction du parti, il accepta cette réintégration, mais se trouva affecté dans les Hautes-Alpes, en Vallouise à l’école du petit village de Puy-Saint-Vincent. Résidant à proximité de l’usine chimique de l’Argentière, il apporta son aide au syndicat de cette entreprise qui employait de nombreux Algériens. Il parvint ensuite à se faire muter à la veille de la guerre à Sevran (Seine-et-Oise), de 1937 à 1939, où il devint secrétaire de la section du PCF (une rue de cette ville porte actuellement son nom).
En 1939, Lucien Sportisse fut mobilisé dans un régiment du génie sur la frontière des Alpes, tandis que le gouvernement Daladier remettait en cause sa réintégration. Après l’armistice, il séjourna provisoirement à Gap où il participa aux premières activités clandestines du PC. Mais, étant à la fois juif et communiste, il fut tout naturellement traqué par le régime de Vichy. Pendant quelques temps, il obtint un emploi dans un cabinet d’architecte à Aubenas (Ardèche) tout en entreprenant des études pour maîtriser les connaissances qui lui étaient nécessaires dans cette profession nouvelle.
A la fin de 1941, Lucien Sportisse fut arrêté et successivement interné à fort Barraux, Sisteron puis Saint-Sulpice-la-Pointe (Tarn). A Sisteron, il passa selon ses dires « dix mois entre les tenanciers de boîtes, de bordels, des maquereaux, des souteneurs et les pires “tantes” [...]. La vie y était infernale [...]. La loi du plus fort régissait tous les rapports. ».
Sur son séjour à fort Barraux, Roger Stéphane, dans son livre Chaque homme est lié au monde, apporte d’intéressantes précisions sur les initiatives culturelles proposées en prison par Lucien Sportisse : « Sportisse, instituteur, bachelier, juif de l’Afrique du Nord respire la droiture, la fermeté morale. Il n’a d’autre certitude que celle de sa conduite [...]. Ici les communistes donnent à tous une grande leçon de dignité. Je ne peux pas me sentir avare parmi eux. Ils mettent avec une stupéfiante spontanéité tous leurs colis en commun. Ce n’est pas l’application primaire d’une doctrine, mais un geste naturel de solidarité. » Avec Sportisse, Roger Stéphane lutta contre les mesures antisémites de la direction du camp à l’occasion d’une note affichée le 28 juillet 1942 « assez habilement rédigée, rien n’indique que c’est une mesure antisémite. Elle disait textuellement “les internés dont les noms suivent (tous des noms juifs bien entendu) sont invités à déménager et à s’installer dans la chambre 28”. Sportisse et moi faisions partie de cette liste ». Tous les deux envisagèrent même de faire la grève de la faim au cas où leur protestation contre cette mesure d’isolement ne serait pas prise en compte. Au camp de Saint-Sulpice-la-Pointe, où le Parti communiste était bien organisé, Sportisse donna à ses codétenus des cours de mathématiques. Dans la nuit du 11 au 12 juillet 1943, il réussit, avec 56 autres détenus, une évasion du camp au moyen du creusement d’un tunnel et de complicités extérieures.
Chargé de prendre des responsabilités au sein de la direction lyonnaise du Front national pour la libération et l’indépendance de la France, Lucien Sportisse ne parvint pas, dans un premier temps, à prendre les contacts prévus et dut chercher refuge dans les maquis qui se formaient alors. Avec l’aide d’une camarade de parti, Marguerite Raberin, il intégra en Haute-Vienne, près du Dorat, une formation FTP de 400 hommes dont il prit la direction et avec laquelle il participa à plusieurs opérations.
Remis en contact avec la direction de zone sud du FN le 1er décembre 1943, Lucien Sportisse fut renvoyé à Lyon où il arriva le 24 décembre pour assurer la direction technique du journal clandestin du mouvement, Le Patriote. Il fut alors logé dans une villa du village de Chaponost et organisa la diffusion de toute la presse du Front dans la région lyonnaise et tout le Sud-Est. Il travailla à ce moment en collaboration avec Georges Maranne*, Madeleine Braun* et Lucien Monjauvis*.
Le 24 mars 1944, alors qu’il avait rendez-vous rue des Cascades (qui deviendra plus tard rue Lucien Sportisse), il tomba, à la suite d’une dénonciation dans un guet-apens, mortellement blessé sur les escaliers du centre des PTT Burdeau. C’est un groupe d’hommes de mains de la Gestapo, dirigé par l’ingénieur Couchoud, créateur d’une Ligue antibolchevique, ancien membre du PPF, engagé dans la LVF, voué à la lutte « contre les menées terroristes, gaullistes, juives et communistes », qui mena cette opération. Le procès de la bande, le 24 mars 1945, révéla que le tueur fut le charcutier Marc Giroud et la Cour de Justice de Lyon prononça cinq condamnations à mort.
Son ami d’enfance, Joseph Boukobza (François dans la Résistance) qui participait à son action, demanda à le remplacer dans ses tâches techniques et fut tué, à son tour, peu de temps avant le Libération de Lyon. C’est pourquoi, le 29 juillet 1945, lors de l’inauguration de la rue Lucien Sportisse (ancienne rue de la Gare), le Comité Sportisse-Boukobza avait organisé la présence de nombreux ressortissants algériens à cette cérémonie où Jean Marcenac*, rédacteur en chef du Patriote devenu légal, célébra le rôle de « ces hommes (par qui) nos petites feuilles clandestines ont clamé la vérité et le devoir ».
Ajoutons que la femme de Lucien Sportisse, Alice Sportisse*, fut élue député communiste après la Libération et que son frère Bernard Sportisse, qui travaillait à Alger républicain pendant la guerre d’Algérie, a vécu alors pendant six ans dans la clandestinité.
Sources

SOURCES : RGASPI, 495 270 499, autobiographie, Alger, octobre 1932. — Arch. Dép. Oran. — Demain (quotidien central SFIO) 19 juin et 24 juillet 1926 (communiqués par Jean-Louis Planche).— Presse libre, 20 août et 13 décembre 1934. — Françoise Albarelli, Les Militants ouvriers dans les Hautes-Alpes de 1914 à 1940, Mémoire de Maîtrise, Marseille, 1974. — Documents familiaux et souvenirs transmis par Bernard Sportisse. — Témoignage de l’instituteur Lucien Sebbah, compagnon d’étude de Lucien Sportisse. — Copie d’un document de la police lyonnaise relatant les circonstances de la mort de Lucien Sportisse et les indications de sa fausse carte d’identité : Jourdan François, carte n° 13012 délivrée par le commissaire du Ier arrondissement de Lyon. — Articles du Patriote de Lyon en mars 1945, procès de l’affaire de la « Gestapo lyonnaise » devant la Cour de Justice de Lyon. — Louis Blésy, La Résistance à Sevran, Municipalité de Sevran et ANACR, 1989. — William Sportisse (frère de Lucien Sportisse), Le camp des Oliviers. Parcours d’un communiste algérien, entretiens avec Pierre-Jean Le Foll-Luciani, Presses universitaires de Rennes, 2012.

René Gallissot, Maurice Moissonnier

Version imprimable