Né le 8 février 1908 à Paris (IXe arr.), exécuté sommairement le 1er août 1944 au camp de Souge, commune de Martignas-sur-Jalle (Gironde) ; normalien, agrégé de philosophie, docteur es-lettres, enseignant ; résistant, membre de l’Armée secrète.

Albert Lautman (1908-1944)
Albert Lautman (1908-1944)
Archives mémorial François Verdier, Toulouse.
Plaques en français et en occitan (2019). Le patronyme est orthographié de façon erronée ("Lautmann" au lieu de "Lautman").
Cliché : André Balent, 6 août 2019. "> Toulouse (Haute-Garonne), plaques de la rue Albert "Lautmamn"
Toulouse (Haute-Garonne), plaques de la rue Albert "Lautmamn"
Plaques en français et en occitan (2019). Le patronyme est orthographié de façon erronée ("Lautmann" au lieu de "Lautman").
Cliché : André Balent, 6 août 2019.
Albert Lautman et sa classe de philo 1938-1939 (Source AD28, 59 J 103)
Plaque de l'ancien lycée Marceau
Plaque de l’ancien lycée Marceau
Plaque à l'entrée de l'amphithéâtre du lycée Marceau
Plaque à l’entrée de l’amphithéâtre du lycée Marceau
Son père Sami Lautman, originaire de Braïla (Roumanie), de confession israélite, intellectuel mélomane, commença ses études de médecine à l’Université de Vienne puis rejoignit trois de ses frères à Paris, où il obtint son doctorat de médecine en 1897. Il s’engagea volontairement dans la Légion étrangère en 1914. Médecin auxiliaire dans le génie, il fut blessé au crâne et énucléé de l’œil droit en Alsace en février 1916. Mutilé de guerre (cécité à 90%), il fut cité à l’ordre de la division, décoré de la Croix de guerre avec palme, de la Médaille militaire, et fait chevalier de la Légion d’honneur le 13 décembre 1932. Il a été naturalisé le 2 mars 1920. Il était marié à Claire Lajeunesse, d’ancienne famille juive de Lorraine, leurs enfants devinrent pupilles de la Nation.
Albert Lautman, après une scolarité à Nice ( (Alpes-Maritimes), où son père était en convalescence, fut élève de khâgne au lycée Condorcet (Paris, IXe arr.) puis entra à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (Paris, Ve arr.) en 1926, où il devint l’ami de Jean Cavaillès, et milita aux Étudiants socialistes. Sensibilisé au pacifisme, il suivit néanmoins en 1928, la préparation militaire supérieure pour officiers et obtint le brevet (artillerie). Élève brillant, il fréquenta les mathématiciens du groupe Bourbaki et se spécialisa dans la philosophie des sciences. Il participa en 1928 à Davos (Suisse) à un congrès de rapprochement franco-allemand et effectua plusieurs voyages à Berlin et à Vienne. Agrégé de philosophie en 1930, il fit sans enthousiasme son service militaire à Metz en 1930-1931, termina sous-lieutenant de réserve dans l’artillerie, fut promu lieutenant de réserve en 1933. Il épousa le 8 septembre 1931 Suzanne Perreau-Détrie (1906-1987), fille du physicien Eugène Perreau, professeur à la faculté des sciences de Besançon, et de Magdeleine Marie Détrie, reçue à l’agrégation de philosophie en 1936. Tous deux vécurent deux ans au Japon, où il enseigna la littérature et la philosophie à l’École des Langues à Osaka (1931-1933). Au retour, il prit un poste d’enseignant à Vesoul en 1933-1934. Revenu à Paris en 1934-1936, il bénéficia d’une bourse de la Caisse Nationale des Recherches. Il enseigna au lycée Marceau de Chartres de 1936 à 1939, chargé en outre de conférences à l’École normale supérieure, et soutint en 1938 une thèse de doctorat intitulée « Essai sur les notions de structure et d’existence en mathématiques », sa thèse complémentaire portant sur « L’unité des sciences mathématiques dans leur développement actuel ».
La montée du nazisme et le contexte international l’inquiétaient. La signature des accords de Munich en 1938 – il effectuait alors une période d’exercices militaires, mais ne put être jugé, « sa batterie n’ayant pas reçu de matériel » ! – puis celle du pacte germano-soviétique en 1939 le convainquirent que la guerre était inévitable. Inscrit sur la liste d’aptitude aux fonctions de professeur dans les lycées de la Seine et de la Seine-et-Oise, il fut détaché à la rentrée 1939 sur une chaire de Première Supérieure au lycée Fénelon à Paris (VIe arr.), mais ne put rejoindre ce poste pour y être installé.
Mobilisé en effet le 2 septembre 1939 dans le 4e RA de DCA, Albert Lautman effectua à Suippes un stage comme officier des Forces Territoriales Antiaériennes, qui lui valut l’appréciation : « Excellent officier. Fait preuve chaque jour d’une compétence et d’une activité au dessus de tous éloges. Est l’âme de la batterie qu’il commande ». Il se révéla un officier précieux et devint capitaine d’une batterie de défense antiaérienne chargée de la protection du QG de la 1ère Armée, au sein de laquelle il se distingua notamment en abattant sept avions de l’Axe lors de la débâcle de mai 1940. Fait prisonnier le 30 mai 1940 à Warhem (Nord), à la frontière belge près de Dunkerque, il fut envoyé en captivité à l’Oflag IV D à Elsterhorst, à 50 km au nord-est de Dresde (Saxe). Il y avait là près de 500 enseignants, des spécialistes de haut niveau en toutes disciplines, il y régnait une intense activité intellectuelle. Il donna des conférences et poursuivit ses réflexions au sein de l’université du camp, mais « il étouffait, il brûlait de vivre, d’agir dangereusement […] il considérait que le devoir de l’officier, c’était de s’évader », dira le recteur de cette université à la nouvelle de son exécution. Il s’évada le 14 octobre 1941 avec une trentaine d’autres détenus, par un tunnel de 80 m creusé sous les barbelés au fil de leurs mois de détention ; la moitié d’entre eux parvint en France. Revenu par Forbach (Moselle), il se présenta le 25 octobre 1941 au centre d’accueil des prisonniers isolés à Déols (Indre), qui lui accorda une permission d’un mois. Démobilisé à Clermont-Ferrand le 28 novembre 1941, il découvrit l’iniquité du régime de Vichy, qui avait instauré le statut des Juifs par la loi du 3 octobre 1940, interdisant leur accès aux emplois publics. Si la loi du 11 avril 1941 avait différé pour les prisonniers de guerre son application jusqu’à leur retour en France, sa démobilisation entraîna sa révocation de l’enseignement. Il resta en zone libre, entra aussitôt dans la résistance militaire et s’installa à Toulouse (Haute-Garonne), où son épouse, professeur au lycée de jeunes filles de Chartres (Eure-et-Loir), en zone occupée, fut mutée rapidement grâce à l’intervention de l’inspecteur général de philosophie Davy. Il mena deux types d’activités de résistance. D’une part, il fut chargé de juin 1942 à mai 1944 d’organiser l’évasion et l’escorte vers l’Espagne d’aviateurs américains, anglais et canadiens arrivant de Hollande, Belgique, nord de la France, mais aussi de résistants en danger, de jeunes gens voulant aller sur le front en Italie en 1943, de quelques juifs menacés de déportation, d’abord au sein du réseau Pat O’Leary (Voir Ponzán Vidal Francisco), puis dans le réseau Françoise, qui lui succéda après l’arrestation de son chef et son démantèlement en mars 1943, suite à l’occupation de la zone sud, et, surtout, dans le réseau Dutch-Paris animé à Toulouse par Gabriel Nahas et Jean-Louis Bazerque (réseau qui mettait en commun ses filières avec le réseau Françoise de Marie-Louise Dissard). Il était responsable de l’organisation, une fois par mois environ, de caravanes de 20 à 25 personnes qui franchissaient les Pyrénées vers 2 500 m d’altitude, et du contact avec les passeurs, des espagnols républicains, communistes et condamnés à mort par le régime de Franco, l’un d’entre eux, Jaume Soldevila fut arrêté le même jour que lui.
D’autre part, il rejoignit l’Armée secrète (AS) et devint capitaine dans l’état-major de Haute-Garonne, adjoint au chef du secteur I (région de Grenade-sur-Garonne) comme chef du 3e Bureau « opérations ». Il fut l’adjoint d’Albert Carovis. Il était chargé de l’implantation et de l’organisation du maquis ainsi que de l’instruction des hommes. Son pseudonyme était Langeais.
Parallèlement à ses activités clandestines, il reprit son travail philosophique et écrivit deux chapitres d’une réflexion à poursuivre, qui seront publiés par son épouse en 1946 : Symétrie et dissymétrie en mathématiques et en physique et Le problème du temps. Il engagea en 1943 une procédure auprès du Conseil d’État afin d’être relevé de la déchéance juive pour mérites. Le dossier qu’il constitua, avec de grandes difficultés pour se procurer les pièces militaires et professionnelles indispensables, fut instruit début août 1944 par la Commission ad hoc, qui reconnut les mérites de son père Sami, quoiqu’étranger, mais jugea les siens insuffisants ; en séance décisionnelle le 9, il fut ajourné en attente d’informations non reçues sur ses activités au Japon en 1931-1933, le Conseil d’État se montrant une fois de plus sous le régime de Vichy « pointilleux et tatillon », selon J. Marcou. Albert Lautman venait d’être exécuté quelques jours plus tôt.
Suite à une dénonciation, Albert Lautman fut arrêté rue de Metz à Toulouse par la Sipo-SD le 15 mai 1944 vers 18h30. Poursuivi dans les rues aux cris de « à l’assassin ! » hurlés par les Allemands, un agent français crut bon de se précipiter vers lui et aida à son arrestation. Il fut interné à la prison Saint-Michel de Toulouse, où séjournait depuis le 21 avril 1944 son frère Jules Lautman, résistant engagé dans l’Armée secrète de Corrèze en novembre 1943, arrêté la veille vers Luchon (Haute-Garonne), près de la frontière espagnole ; il sera déporté en juin au camp de concentration de Neuengamme. Selon son fils Jacques Lautman, il est erroné de dire qu’Albert aurait été arrêté en allant porter des provisions à son frère, Mme Lautman, se méfiant d’un piège, confiait cette mission à une collègue catholique. Emprisonné jusqu’au 3 juillet suivant, torturé, Albert Lautman fut embarqué ce même jour dans un train de déportés politiques venant du Vernet (Ariège) et des prisons surchargées de Toulouse, en partance pour l’Allemagne. Ce train, qui devait rester célèbre sous le nom de « Train fantôme », mettra deux mois pour arriver à Dachau en passant par la vallée du Rhône, maintes fois paralysé par les bombardements alliés et les actions des maquis contre les ponts et voies ferrées. Parti par Bordeaux (Gironde), il fut arrêté le 4 à Parcoul-Médillac (Charente) par un bombardement de la RAF, gagna Coutras puis Angoulême, dont la gare était complètement détruite et revint en gare de Bordeaux le 8 juillet. Les prisonniers y stationnèrent trois jours entiers avant d’être conduits à pied dans la synagogue de la ville transformée en prison. Fin juillet, un officier allemand de l’escorte du train vint appeler dix prisonniers, parmi lesquels Albert Lautman ; ils furent conduits au fort du Hâ, où ils rejoignirent d’autres résistants ou/et communistes ainsi que quelques étrangers. Selon une liste établie par le SS Dohse du SD IV de Bordeaux, en réponse à l’exécution par des résistants à Bordeaux de Grandclément, agent de la Gestapo infiltré et démasqué, un groupe de 47 prisonniers, parmi lesquels « les Dix du Train fantôme », fut acheminé le 29 juillet 1944 au camp de Souge, commune de Martignas-sur-Jalle (Gironde), pour y être exécuté. La liste fut d’ailleurs communiquée au maire de la commune qui enregistra leur décès à cette date. Mais l’officier requis avec un peloton refusa d’exécuter l’ordre reçu. Les 47 condamnés furent donc ramenés au fort du Hâ. Conduits une nouvelle fois au camp de Souge, ils furent exécutés le 1er août 1944 par un peloton de sous-officiers désigné par l’officier de la Wehrmacht en charge du train. Après un hommage solennel aux cinq Toulousains fusillés, Albert Lautman fut inhumé à Toulouse le 13 octobre 1944. Il repose depuis le 29 juin 1949 dans la tombe familiale Détrie-Lautman au cimetière de Dourdan (Yvelines).
Après la guerre, un survivant du train fantôme, Francesco Nitti, écrivit d’Albert Lautman : « Il me frappa par la dignité de son attitude et la profondeur sérieuse de ses réflexions. »
C’est après la Libération qu’Albert Lautman a été cité et décoré à titre posthume :
Citation à l’ordre de la division en date du 10/11/1945, qui semble liée à une proposition de ses chefs au sein du 404e RA de DCA, mais il se plaint lui-même en mars 1943 que la décoration ne vient pas du fait que certains de ses chefs sont prisonniers en Allemagne. Citation à l’ordre de l’Armée signée du général commandant régional des FFI de Toulouse en date du 29/10/1945. Croix de guerre avec palme et étoile d’argent.
Titulaire de la Médaille des Évadés, de la Médaille de la Résistance, de la Medal of Freedom décernée par le président des États-Unis, et de la British Medal of Order, il a reçu la mention « Mort pour la France », attribuée par le secrétariat général aux Anciens combattants et victimes de guerre en date du 8 mai 1945. Il a été fait Chevalier de la Légion d’honneur à titre posthume par décret du 07/05/1946 sur proposition du commandant régional des FFI de Toulouse, mais aucun dossier à son nom n’a été conservé et il ne figure pas sur la base Léonore des légionnaires ; la mention « fusillé par les Allemands » a été reportée par erreur sur le dossier de légionnaire de son père.
Il fut homologué FFC pour la période du 1er janvier 1943 au 15 mai 1944 en qualité de chef de mission de 3e classe avec le grade de sous-lieutenant par décret du 14 octobre 1945 (prise de rang du 1er mai 1944), ainsi que FFI pour la même période comme commandant par décret du 7 octobre 1947, JO du 23 octobre 1947 (prise de rang du 1er juin 1944).
Après la Libération, la première rue de Toulouse rebaptisée a pris le nom d’Albert Lautman, de même que la salle de philosophie du lycée Marceau de Chartres, alors rue Saint-Michel. Son nom vient d’être donné le 28 février 2022 à l’Amphithéâtre de l’actuel lycée Marceau, rue Pierre Mendès-France, en présence de sa famille.
Son nom figure sur le monument aux morts de Toulouse, sur le mémorial des fusillés de Souge, à Martignas-sur-Jalle (Gironde), ainsi que sur la plaque commémorative des écrivains morts pendant la Seconde Guerre mondiale, au Panthéon (Paris, Ve arr.). Il est inscrit sur le monument aux Morts des anciens élèves et professeurs du lycée Marceau de Chartres sous la forme Lautmann Paul sans qu’on comprenne cette erreur de prénom. Il peut s’agir de la reprise de dénomination que lui donnait, selon la presse, Jean-Baptiste Duroselle, agrégé d’histoire et de géographie chargé du discours d’usage à la distribution des prix en 1945, erreur venant du lycée.
Il était l’oncle du dirigeant trotskyste Alain Krivine.
Oeuvres

ŒUVRES : Considérations sur la logique mathématique (1934). — Mathématiques et réalité (1935). — De la Réalité inhérente aux théories mathématiques (1937). — Essai sur l’unité des sciences mathématiques dans leur développement actuel (1937). — Essai sur les notions de structure et d’existence en mathématique (1937). — Nouvelles recherches sur la structure dialectique des mathématiques (1939). — Symétrie et dissymétrie en mathématiques et en physique : le problème du temps (1946) avec en introduction une notice biographique établie par sa femme Suzanne Lautman.

Sources

SOURCES : SHD Vincennes, GR 16 P 343457 (dossier de résistant de Jules Lautman), 16 P 343456 et GR 8Ye 5586. SHD/AVCC Caen, GR 21 P 247385 (sa date de décès est, dans ces trois dossiers, indiquée au 29/07/1944, car c’est la date portée sur son acte de décès établi par le maire de Martignas-sur-Jalle le 30/08/1944. La mairie continue de délivrer des copies ou extrait portant 29/07/1944. Mme Lautman écrit encore en 1947 que son mari a été fusillé le 29/07/1944. Les travaux historiques relatifs au camp de Souge ont permis de fixer au 01/08/1944 la date de son exécution. — Comité du souvenir des fusillés de Souge, Les 256 de Souge, op. cit.. — Michel Goubet et Paul Debauges, Histoire de la Résistance en Haute-Garonne,, Milan, 1986. — Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle/Kahagneux et Normaliens dans l’entre-deux-guerres, PUF, Paris, 1994. — Annuaire des anciens élèves de l’École normale supérieure. — Francesco Nitti, Chevaux 8 Hommes 70, Le train fantôme, 3 juillet 1944, Mare Nostrum, éditions, Perpignan, 2004. — Mémorial GenWeb. — Biographies et bibliographies disponibles sur divers sites Internet. — Note d’André Balent et Julien Lucchini,.— État civil. — L’Indépendant d’Eure-et-Loir des 22/07/1939 et 13/07/1945. — Jean Marcou, « Le Conseil d’État : juge administratif sous Vichy », Le Genre humain, 1994, n° 28, p. 83-96. — Légion d’honneur (base Léonore), dossier de Sami Lautman, LH/1503/77. — Christophe Mandelkern, "Albert Lautman (1908-1944), philosophe et martyr de la Résistance", Bull. Association des anciens élèves des lycées de Chartres, 2018-2019, p. 22-36. — Le fils Jacques Lautman, né en 1934, professeur émérite de sociologie Aix-Marseille, fut directeur adjoint de l’ENS Ulm de 1993 à 1996. Un colloque "Albert Lautman, philosophie, mathématiques, Résistance" a été organisé les 27-29 octobre 2021 à l’ENS de Paris par la Société des Amis de Jean Cavaillès. — Contacts avec Jacques Lautman. — Notes d’André Balent.
Dépôt de Mme Lautman ainsi classé : Fonds du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale - Résistance intérieure : mouvements, réseaux, partis politiques et syndicats. Notice biographique sur Albert Lautman et renseignements fournis par sa veuve sur l’itinéraire emprunté par les passeurs espagnols. Cote 72AJ/71 Dossier n°1, Pièce 11. [https://we.tl/t-DwrsnJt5yC ]

Marie-Thérèse Grangé, Julien Lucchini

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