Né le 25 juin 1903 à Paris (XVIe arr.), mort le 22 mars 1944 à Paris (XIIIe arr.) ; professeur devenu journaliste ; militant socialiste ; un des organisateurs de la Résistance.

Le nom de Pierre Brossolette est le plus souvent associé à la Résistance. Rares sont en effet ceux qui savent qui il fut, les initiatives et positions qu’il prit, les idées qu’il défendit avant la Deuxième Guerre mondiale, et qui éclairent sa trajectoire de résistant. Issu d’une famille farouchement républicaine et laïque, brillant normalien, militant chevronné au sein du parti socialiste SFIO, farouche partisan de la Société des nations puis journaliste accompli et spécialiste des relations internationales, résistant de la première heure, telles sont les cinq caractéristiques qui permettent de cerner un peu mieux cet homme dont le nom orne tant d’avenues, de rues, de places françaises, mais que bien peu connaissent.
Pierre Brossolette était le troisième enfant de Léon Brossolette et de Jeanne Vial. Sa mère, qui décéda en 1914, était la fille d’un instituteur devenu inspecteur primaire et fut la sœur de Francisque Vial directeur de l’Enseignement secondaire au ministère de l’Instruction publique. Son père, républicain convaincu, qui devint inspecteur de l’enseignement primaire, publia une série de manuels d’histoire et de nombreux articles, dans lesquels il fit rayonner ses convictions républicaines et anticléricales, et qui lui valurent des critiques violentes de la part des milieux catholiques et nationalistes. En 1909, l’une de ses Histoire de France fut même, avec d’autres manuels, frappée d’interdit par l’épiscopat. Aussi Pierre Brossolette fut-il très tôt initié à l’idéal républicain des pères fondateurs de la IIIe République. Le milieu dont il était issu était en fait un exemple révélateur d’ascension sociale en trois générations, typique du fonctionnement du "modèle républicain » à l’Œuvre sous la IIIe République : son grand-père, François-Polycarpe, était cultivateur, son père fut instituteur et inspecteur de l’enseignement primaire, lui-même fut normalien de la rue d’Ulm.
D’abord élève de l’enseignement primaire à l’école d’application où étaient formés les élèves-maîtres de l’École normale d’instituteurs d’Auteuil, rue Boileau dans le XVIe arrondissement de Paris, le jeune Pierre Brossolette effectua ses études secondaires au lycée Janson-de-Sailly. À l’automne 1920, bachelier, il entra en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand, pour y préparer le concours d’admission à l’École normale supérieure, dans la section A (dont les matières principales étaient le grec, le latin, le français, la philosophie et l’histoire). En 1922, il fut reçu major à l’ENS. Il y demeura trois années au terme desquelles il obtint la deuxième place à l’agrégation d’histoire, derrière Georges Bidault, avant de partir effectuer son service militaire, de juillet 1925 à juillet 1926. À son retour à la vie civile, il épousa Gilberte Bruel (voir Gilberte Brossolette*), une jeune étudiante en histoire qu’il avait rencontrée à la Sorbonne trois ans auparavant.
Le 12 mai 1927, il sollicita son admission à la Grande Loge de France. Il fut initié le 23 juin 1927 et admis au sein de la loge Émile Zola de Paris. Après avoir rapidement obtenu les premiers grades maçonniques, il fut admis au 4e degré le 10 juillet 1930. À la fin de l’année 1936, il sollicita et obtint son admission au Grand Orient de France. Il rejoignit la loge l’Aurore Sociale de Troyes le 10 janvier 1937. Membre de la Fraternelle des journalistes, il prononça quelques conférences dans le cadre des réunions de loge.
D’abord de sensibilité radicale, à l’instar de son père et avec Jacques Kayser, Pierre Cot*, Robert Lange, Pierre Mendès France, Jean Luchaire ou Bertrand de Jouvenel, Pierre Brossolette se tourna à la fin des années vingt vers le socialisme. Quelques années plus tard, il expliqua ainsi sa démarche dans un tract du parti SFIO qu’il fit diffuser au début d’octobre 1934, auprès des électeurs du canton d’Ervy-le-Châtel, dans l’Aube :
« Pour la troisième fois en quinze ans, les chefs radicaux bafouent le suffrage universel et trahissent les vœux des militants [...]. Les chefs radicaux ne sont plus les radicaux du temps de Combes et de Waldeck-Rousseau. Ils ne sont plus que des opportunistes, de ces opportunistes que les radicaux d’autrefois combattaient sans merci. Leur héritage d’intransigeance et de sincérité, ce sont les socialistes qui l’ont recueilli aujourd’hui... »
En 1929, il adhéra donc à la SFIO, dans la 16e circonscription de la Seine, avant de rejoindre, en 1932, la fédération socialiste de l’Aube, département d’origine de sa famille.
Les années trente le virent mener un double parcours militant, à la fois aubois et parisien.
Après avoir en effet participé à la campagne électorale des élections législatives de 1932 pour soutenir les candidats socialistes à Troyes, il fut lui-même battu aux élections cantonales de l’automne 1934, à Ervy-le-Châtel, en dépit du soutien de son père, le radical pur, qui appela à voter pour son socialiste de fils en ces termes :
« C’est avec joie que j’ai vu mon fils accepter d’entrer dans la lutte et défendre, avec le drapeau de son parti, la cause de la liberté, de la justice et de la laïcité. Comme je vous aurais demandé de voter pour moi, je vous demande de voter pour lui. L’heure n’est plus à la neutralité, à l’indifférence, aux accommodements. Il faut se battre. Bloc contre Bloc. Rouges contre Blancs. Défenseurs de la République contre adversaires de la République ».
Le 2 juin 1935, il devint secrétaire fédéral SFIO de l’Aube. Candidat aux élections législatives de 1936, dans la 2e circonscription de Troyes, mais arrivé avec 2 032 voix derrière le candidat radical au premier tour, il dut se désister en faveur de ce dernier. Il abandonna alors le secrétariat fédéral à son ami et adjoint Germain Rincent, un instituteur troyen qui allait combattre dans la Résistance et serait élu député à la Libération, pour se consacrer à la propagande socialiste dans l’Aube. Du printemps 1936 à la déclaration de guerre, Pierre Brossolette anima Le Populaire de l’Aube, le mensuel qu’il avait créé pour la fédération, et multiplia les tournées et les conférences, semaine après semaine et dans tout le département.
Bien que peu disposé aux luttes d’appareil, Pierre Brossolette ne négligea pas pour autant de s’intéresser aux tendances qui se développèrent au sein de la SFIO durant les années trente. De l’automne 1933 à l’été 1934, favorable aux idées planistes, il se rapprocha du groupe de Révolution constructive, cosigna le texte de l’« Offensive socialiste » et soutint l’offensive des « Jeunes » au congrès national de Toulouse de mai 1934. Favorable au Rassemblement Populaire, il milita en faveur des thèses défendues par La Bataille socialiste de Jean Zyromski*, de la fin de l’année 1935 à l’automne 1937. Toutefois, à partir de juin 1936, en raison de ses liens avec Léon Blum et de son implication dans certaines des activités de l’Hôtel Matignon, il s’engagea dans un soutien sans réserve au gouvernement de Front populaire. Chantre de l’action gouvernementale, il la défendit contre ses censeurs, et notamment contre ceux qui reprochaient au président du Conseil d’avoir trop vite cédé aux oppositions de toutes sortes et de n’avoir pas mis en chantier toutes les réformes promises. Toutefois, lors du Congrès national SFIO de Marseille, au mois de juillet 1937, il prononça un long discours dans lequel, après avoir rendu un hommage appuyé à l’action du gouvernement Blum et développé quelques-unes des idées que le directeur du Populaire allait tenter de mettre en Œuvre au printemps suivant, il regretta que les réformes entreprises ne fussent pas allées plus loin, plus vite, et que le gouvernement se soit trop vite effacé devant l’hostilité du Sénat :
"Car notre foi dans le Parti, elle venait avant tout, voyez-vous, de ce que nous pensions que le Parti n’était pas un parti comme les autres, que son chef n’était pas un homme comme les autres, qu’il ne pouvait pas tomber comme les autres, et que la crise ouverte par sa chute ne pouvait se résoudre comme les autres. Voilà ce que nous pensions, camarades, et voilà ce que pensaient avec nous des milliers et des milliers de travailleurs qu’il serait bien vain de flétrir du nom d’« extrémistes », car tout leur extrémisme a consisté pendant un an à n’avoir comme seul bonheur et comme seul espoir, Léon Blum, que votre photo, épinglée au mur de leur pauvre logis...
Voilà ce que pensaient ces travailleurs ; voilà ce que nous pensions et ce que nous pensons encore. Mystique ? C’est possible. Mais c’est aussi par la mystique que vivent les grands partis. Eh bien ! nous, nous avions la mystique de notre Parti. Nous pensions qu’il était au-dessus de cette fatalité du pouvoir qui, par un enchaînement de politesses, d’habiletés et de reconnaissance, semble inéluctablement mener du gouvernement à l’abdication. [...] L’autre jour, Vincent Auriol disait au Sénat : "Je ne suis pas un Titan..." Eh bien ! nous voulions, nous, que le Parti soit un parti de Titans, dont la chute ne puisse survenir qu’au milieu de tonnerres. »
Après l’échec du deuxième gouvernement Blum, il soutint Daladier comme il avait soutenu Chautemps : sans enthousiasme... Violemment hostile aux accords de Munich, il fit partie des fondateurs du groupe Agir au sein de la SFIO.
Les trois années que Pierre Brossolette passa à l’École normale supérieure lui donnèrent aussi l’occasion d’affermir ce qui demeura pendant plus d’une décennie, jusqu’à la montée des périls de la fin des années 30, l’un de ses principaux chevaux de bataille : la lutte pour le maintien de la paix par le biais de la sécurité collective. Son pacifisme procédait en fait largement de son attachement à la Société des nations, et s’il y eut un homme qui l’influença beaucoup au cours des années vingt en matière de politique internationale, ce fut sans aucun doute Aristide Briand.
Il ne tarda pas, en effet, à rejoindre le Groupement universitaire pour la Société des nations (GUSDN) fondé au début de 1923 par Robert Lange, assisté notamment des étudiants Pierre Mendès France, Louis Joxe, René Pleven et Georges Bidault, et de l’avocat et agrégé des facultés de droit Pierre Cot. Notons qu’en mars 1926, il était devenu le délégué général adjoint du dit groupement. Il contribua à la création au cours de l’année 1924 d’un club d’échanges et de discussions ouvert aux étudiants étrangers installés à Paris ou de passage dans la capitale, « Tribune Internationale », à celle du groupe d’études politiques du GUSDN, ainsi qu’à celle du comité d’action pour la SDN, qui coordonnait la propagande du GUSDN, de l’Association française pour la SDN et de l’Union fédérale des associations de mutilés et d’anciens combattants : membre du bureau du Comité au titre de représentant du GUSDN au printemps 1926, il en était le secrétaire trois ans plus tard. En 1933, enfin, il était encore membre du conseil directeur de l’Association française pour la SDN Ces multiples activités, les conférences qu’il prononça, ainsi que nombre des articles qu’il écrivit à cette époque témoignent de la profondeur de son implication et de son engagement en faveur de la Société des Nations.
Après son année de service militaire, Pierre Brossolette choisit de s’engager dans le journalisme, et commença à écrire pour Le Quotidien, Le Progrès civique, La Renaissance Politique, L’Impartial et Notre Temps. Mis à part un bref intermède, en 1929-1930, qui le vit enseigner six semaines dans un lycée d’Amiens puis entrer au cabinet de François Piétri, le ministre des Colonies qui allait passer à la Marine, il ne revint jamais sur cette orientation professionnelle assez originale, à l’époque, pour un ancien élève de l’ENS. Traitant de tous les sujets, il s’imposa peu à peu comme un spécialiste de politique étrangère. De 1926 à 1933, dans les colonnes des journaux auxquels il collabora, il développa ainsi un programme de politique étrangère qui se situait dans la droite ligne de la politique de Locarno et des efforts d’Aristide Briand, programme qui peut être résumé en quatre points : maintien de la paix par la sécurité collective et l’arbitrage, désarmement général (l’un et l’autre sous l’égide de la SDN), rapprochement franco-allemand sur fond de révision des traités et « par voie d’accords et d’arbitrage », solidarité internationale, aussi bien pour aboutir à la création d’une fédération européenne qu’à une amélioration rapide de la situation économique mondiale. À la défense de ce programme, il ajouta par ailleurs une vigilance lucide à l’égard des « expériences » socio-politiques des pays voisins de la France, vigilance qui le conduisit très vite, par exemple, à fustiger le fascisme mussolinien dès le mois de février 1927 dans les colonnes du Quotidien.
Si le changement de décennie lui donna l’occasion d’un premier bilan, quelque peu désabusé, l’avènement de Hitler fut pour lui un tournant, en entamant un peu plus sa confiance en une sécurité collective déjà sérieusement mise à mal par les entreprises japonaises en Chine. Lucide, il donna à Notre Temps, au début du mois de juillet 1933, un article particulièrement pessimiste dans lequel il constata l’échec des idées pour lesquelles il s’était battu :
"[...] Nous voici maintenant en 1933. Et tout s’est écroulé. Le mot international et le mot socialisme suffisent à provoquer les rires. Les Internationales se dissolvent, la SDN est morte, l’Union européenne est une dérision et le désarmement une blague. L’autarcie est devenue le dogme économique d’un monde où l’on ne parle plus que de barrières douanières, de contingentements et de bataille monétaire. L’Allemagne est plus loin que jamais de la France. Partout une extraordinaire marée nationaliste a submergé les peuples. [...] C’est donc fini pour le moment. Nous sommes battus... »
Au seuil de la trentaine, après une formation brillante mais très classique, il avait donc entamé une trajectoire originale, à l’écart des parcours partisans et gouvernementaux, ou bien purement intellectuels de la plupart de ses condisciples. En homme pragmatique et sensible aux enjeux de son temps, il ne pouvait que constater que l’avènement des Nazis, contre lequel il avait souvent averti ses contemporains, marquait la fin des illusions de ceux qui avaient longtemps cru que le « Plus jamais ça » des « Anciens de 14 » était possible. Sceptique, voire pessimiste, antifasciste convaincu, il devint alors progressivement l’un des Cassandre français en matière de relations internationales.
Tout en poursuivant deux collaborations, commencées l’une et l’autre en 1932, à Marianne, hebdomadaire de gauche dirigé par Emmanuel Berl* et appartenant à Gaston Gallimard, et au quotidien L’Excelsior, il tint à partir de 1934 la rubrique de politique internationale de divers journaux tels que, par exemple La République, L’Europe nouvelle ou Le Populaire. Il assista François Crucy* à la direction du Service de presse de la Présidence du Conseil, à partir de l’automne 1936. Parallèlement, il fit ses premiers pas dans le nouveau vecteur d’information qu’était la radio : à partir du mois de novembre 1936, il donna une chronique quotidienne de politique internationale à Radio-P.T.T., la radio nationale. Notons enfin qu’à partir du mois d’avril 1938, il collabora à l’agence de presse l’Agence Radio.
Militant de la paix, il fut, de 1933 à 1935, favorable à la politique étrangère conduite par Joseph Paul-Boncour mais hostile à celle que Louis Barthou mit en œuvre. D’abord bien disposé à l’égard de Pierre Laval, il condamna son attitude dans le conflit italo-éthiopien. À cette occasion, et pour la première fois, il se prononça pour l’application de fermes sanctions économiques et financières à l’Italie. Lucide, il fit preuve, tout au long des années trente, de la plus grande vigilance à l’égard des dictatures, dénonça sans relâche les politiques étrangères de Hitler et de Mussolini et plaida pour une union des démocraties soucieuses de paix, seule capable, selon lui, de dissuader l’Allemagne et l’Italie de toute aventure extérieure. Ainsi écrivit-il dans L’Europe nouvelle, le 14 mars 1936, c’est-à-dire une semaine après l’entrée en Rhénanie des troupes allemandes :
« Cette initiative, ce n’est pas seulement la sécurité française qu’elle atteint, c’est aussi et surtout la sécurité collective et la paix elle-même, dont le respect des traités librement consentis est l’indispensable fondement. [...] Mais ce qui serait grave si on laissait s’accomplir à loisir le coup de force allemand en Rhénanie, c’est qu’il ne resterait plus aucun fondement pour l’organisation de la paix. C’est que la violation des traités serait admise sans autre répression qu’une condamnation verbale ; c’est que les nations ne pouvant plus compter, pour assurer leur sécurité, ni sur la parole de leurs voisins, ni sur l’intervention collective de la Société des nations, n’auraient plus de recours que dans l’accroissement de leurs forces militaires et dans la conclusion d’alliances qui ne tarderaient pas à amener l’Europe où les alliances du début du siècle l’ont menée en 1914 ».
Durant l’été 1936, qui fut celui du début de la guerre civile espagnole, il condamna la rébellion de Franco (comme il allait condamner un peu plus tard le soutien de l’Italie et de l’Allemagne aux rebelles), exprima son souhait que les nations respectent leur neutralité officielle, et... enragea de voir les démocraties non seulement bafouées par l’engagement de troupes allemandes et italiennes aux côtés des armées franquistes, mais encore incapables de soutenir publiquement le gouvernement légitime de l’Espagne. C’est au micro de la radio nationale, puis dans les colonnes du Populaire qu’il dénonça vigoureusement les accords de Munich, jugés par lui déshonorants et lourds de conséquences. Au début de 1939, il fonda aux côtés de Georges Monnet*, Daniel Mayer*, Léo Lagrange*, Pierre Bloch* et Georges Izard*, le bimensuel Agir, organe d’expression de la minorité antimunichoise de la SFIO. Notons par ailleurs qu’il fut exclu de l’Agence Radio à la fin de décembre 1938, puis interdit de micro à la radio au début du mois de février 1939 à cause de ses opinions antimunichoises. Ainsi s’efforça-t-il, durant l’année qui sépara les accords de Munich de la déclaration de guerre, de combattre l’esprit d’abandon quand il lui semblait souffler sur le gouvernement de front populaire et au sein du parti socialiste. Ce fut enfin dans Le Populaire du 23 août 1939, juste après la signature du pacte germano-soviétique, qu’il souligna lucidement à la fois les conséquences probables du nouvel accord, et l’attitude de Moscou et des communistes français... :
« Il paraît qu’en brisant le Front de la Paix et en "imposant » à Hitler un pacte qui comble ses vœux les plus insensés, la "politique stalinienne de la paix" vient de remporter un "triomphe". Quant au sort de la Pologne, et à celui de la France, solidaire de la Pologne comme les leaders communistes n’ont jamais cessé de le demander, qu’importe ? Seuls comptent les « succès » de Staline et de sa "politique". [...]. Parlons donc sérieusement. C’est le moins qu’exige la situation. Staline a pu porter un coup redoutable à la sécurité française. C’est son droit : il est Russe. Mais quand on prétend parler au nom d’une fraction de la classe ouvrière française, on n’a pas le droit de plaider pour cet exploit. Et encore moins d’y applaudir impudemment ».
À la déclaration de guerre, Pierre Brossolette interrompit ses activités politiques. Officier de réserve, et en dépit de son scepticisme à l’égard de la « chose militaire », il avait accompli, il faut le souligner, toutes les périodes militaires réglementaires qu’exigeait son grade, de 1926 à 1939. Malgré un avis médical défavorable, il obtint d’être affecté comme lieutenant à une unité combattante, le 5e régiment d’infanterie, à Jouarre. En mars 1940, promu capitaine, il prit le commandement de la compagnie d’accompagnement du régiment. En juin, il se battit sur la Marne, puis mena la retraite en bon ordre de sa compagnie jusqu’à Limoges. Sa conduite lui valut d’être décoré de la croix de guerre. Démobilisé le 23 août 1940, il n’obtint pas de poste d’enseignement, et, à la fin du mois de novembre, acquit avec son épouse la librairie-papeterie du 89 rue de la Pompe, près du Lycée Janson-de-Sailly, qui allait rapidement servir de couverture à ses activités de résistant.
Au cours de l’hiver 1940-1941 en effet, il accepta la proposition qui lui était faite par l’intermédiaire d’Agnès Humbert de travailler pour le « Groupe du Musée de l’Homme », répondant en ces termes à Jean Cassou venu lui proposer de rejoindre le « Groupe » : « Il n’y a plus rien à faire » alors, puisque tout est perdu, je suis avec vous... ». Il participa ainsi à la rédaction de Résistance, le « Bulletin officiel du Comité National de Salut Public », dont il rédigea intégralement le dernier numéro, après la décapitation du « Groupe » par la Gestapo. Dans ce bulletin daté du 25 mars 1941, il dénonça notamment l’entreprise de spoliation systématique de la France par l’Allemagne, et s’éleva contre la propagande de Vichy et l’anglophobie ambiante. Devenu professeur d’histoire au collège Sévigné, dans les classes de préparation à l’École normale de Sèvres et à l’agrégation, Pierre Brossolette fut mis en contact avec le réseau de renseignement du colonel Rémy, la future « Confrérie Notre-Dame », par l’intermédiaire d’un de ses collègues et futur inspecteur général, Louis François. Il rejoignit la CND à la fin de l’année 1941, sous le pseudonyme de Pedro. Le 1er décembre de la même année, il signa son engagement dans les Forces Françaises Libres. Durant l’hiver 1941-1942, « Chef de la section presse et propagande » du réseau de Rémy, il rédigea un certain nombre de rapports sur l’état de la France occupée qui furent envoyés à Londres, et établit la liaison avec la France Libre des mouvements de Résistance « Libération-Nord » et « Organisation Civile et Militaire ». Il commença ainsi à tisser les réseaux qui firent de lui l’un des meilleurs connaisseurs de la Résistance de la zone nord. Sa librairie servit aussi de lieu de rencontre et de réunion, de "boîte aux lettres », aux résistants de tous bords, tels que Marcel Berthelot, Louis Vallon*, Christian Pineau* ou Henri Frenay de passage à Paris. À la fin du mois d’avril 1942, Pierre Brossolette s’envola pour Londres à bord d’un avion Lysander. Le but de ce voyage était double, puisqu’il s’agissait à la fois de rendre compte de la situation de la Résistance en France, et principalement en zone occupée, au général de Gaulle, mais aussi de découvrir qui étaient et ce que faisaient ces Français Libres de Londres dont certains membres de la Résistance intérieure hésitaient encore à se rapprocher.
À ce moment de son itinéraire, Pierre Brossolette était incontestablement un fervent partisan du général de Gaulle, en qui il voyait le sauveur de l’honneur de la France. Il était en revanche très négatif à l’égard des partis politiques qui, selon lui, avaient failli en ne parvenant pas à empêcher la catastrophe de 1940. Son souhait était de préparer la Libération en rassemblant, dans la Résistance, et derrière le général de Gaulle, outre les mouvements de Résistance, les représentants non compromis avec l’occupant et/ou avec Vichy de ce qu’il appelait "les grandes familles spirituelles de la France ». Ainsi, de retour à Paris pour contribuer à la réorganisation de la CND durement touchée par les arrestations, il poursuivit, de juin à septembre 1942, l’Œuvre de ralliement à la France libre, puis à la France combattante, d’éminentes personnalités politiques telles que le socialiste André Philip* ou le responsable du Parti social français (PSF) Charles Vallin, et organisa leurs départs vers l’Angleterre. Mais, après le succès de l’accueil d’André Philip par la France combattante, l’arrivée à Londres, en septembre 1942, de Charles Vallin qui avait d’abord choisi d’apporter son soutien au maréchal Pétain, provoqua de violentes polémiques qui dissuadèrent de Gaulle de le prendre dans son entourage immédiat.
Pierre Brossolette n’en donna pas moins un article intitulé "Renouveau politique en France » à La Marseillaise, le journal de la France combattante à Londres, le 27 septembre 1942, un article qui constitua l’aboutissement et le point d’orgue de sa démarche publique contre les anciens partis politiques dont il doutait de la capacité à se réformer et à mettre en œuvre le futur redressement de la France :
« Qu’on le veuille ou non, la politique se fonde en réalité, dans tous les pays du monde, sur des affinités et sur des répugnances bien plus que sur des idées. Hier en France, c’était selon les affinités que les Français se groupaient dans les partis politiques et selon leurs répugnances qu’ils s’opposaient de parti à parti. Aujourd’hui, c’est sur un autre plan que jouent les sympathies et les haines, les amitiés et les mépris ; quelles que soient leurs anciennes tendances, les collaborationnistes se sentent unis par une sorte de complicité honteuse et par une haine inexpiable de ceux qui les désavouent et les combattent, de même que l’immense masse de ceux qui résistent se sent intimement soudée par une fièvre commune et par un mépris invincible pour tous les traîtres, les demi-traîtres et les quarts de traîtres. [...] À lui seul, le problème de la résistance aurait donc déjà suffi à dévaluer absolument les anciennes divisions politiques françaises. Mais un autre phénomène y contribue aussi avec force. C’est la volonté générale de rajeunissement et de changement qui rapproche aujourd’hui des esprits hier très opposés. [...] Dans tout ce qui peut matériellement subsister des anciens partis politiques, on trouverait de même cette volonté de renouvellement profond de la vie politique française. [...] Fusion de tous les éléments résistants des partis politiques dans un "gaullisme" de plus en plus général, accord profond pour le renouvellement radical de la vie politique française, les deux phénomènes ne sont point indépendants l’un de l’autre. Les chefs de la « résistance » et ceux que j’appellerai, pour me moquer de l’histoire, les chefs du "mouvement" étant les mêmes, il se trouve tout naturellement que c’est dans le cadre de la résistance, dans le cadre du "gaullisme" que la France compte opérer, au lendemain de la Libération, la transformation politique. »
L’arrivée de Charles Vallin provoqua une levée de boucliers dans les milieux français de Londres, et notamment chez les socialistes du club Jean Jaurès qui ne comprenaient pas qu’on pût ainsi pactiser avec un homme qui avait, un temps, choisi de défendre et de servir la politique de Vichy. Par ailleurs, les rapports envoyés de France à cette époque, commencèrent à montrer la progressive reconstitution de certaines formations politiques et, surtout, la renaissance de leur audience dans l’opinion française. Ils conduisirent Pierre Brossolette à peu à peu évoluer dans sa position à l’égard des partis, pour finalement admettre leur participation aux institutions de la Résistance intérieure.
Par ailleurs, tout gaulliste fervent qu’il fût à cette époque, celui-ci n’avait en rien perdu sa capacité de dire ce qu’il pensait, même à l’homme qui incarnait à ses yeux l’honneur de la France. Ainsi écrivit-il, dans une lettre au général de Gaulle datée du 2 novembre 1942 :
"Mon Général,
[...] Deux fois en quinze jours, je me suis senti très loin de vous.
Il ne s’agit pas en ce moment de la conception, qui nous est commune, des nécessités de la libération et de la reconstruction française. Cette conception je la défendrai toujours et partout à côté de vous avec ferveur, avec violence contre toutes les attaques et toutes les manœuvres, celles de l’Observer et des autres.
[...] Je vous parlerai franchement. Je l’ai toujours fait avec les hommes, si grands fussent-ils, que je respecte et que j’aime bien. Je le ferai avec vous que je respecte et aime infiniment. Car il y a des moments où il faut que quelqu’un ait le courage de vous dire tout haut ce que les autres murmurent dans votre dos avec des mines éplorées. Ce quelqu’un, si vous le voulez bien, ce sera moi. J’ai l’habitude de ces besognes ingrates, et généralement coûteuses.
Ce qu’il faut vous dire, dans votre propre intérêt, dans celui de la France combattante, dans celui de la France, c’est que votre manière de traiter les hommes et de ne pas leur permettre de traiter les problèmes éveille en nous une douloureuse préoccupation, je dirais volontiers une véritable anxiété.
Il y a des sujets sur lesquels vous ne tolérez aucune contradiction, aucun débat même. Ce sont d’ailleurs, d’une façon générale, ceux sur lesquels votre position est le plus exclusivement affective, c’est-à-dire ceux précisément à propos desquels elle aurait le plus grand intérêt à s’éprouver elle-même aux réactions d’autrui.
[...] Si je vous ai néanmoins choqué par la liberté de mon propos, je vous prie de bien vouloir m’en excuser. Je ne l’ai fait que par sincérité, à cause de l’attachement profond que je vous porte, à cause du sacrifice que j’ai fait à la France combattante de toutes les prudences, et de toutes les pudeurs mêmes.
Je crois que vous me comprendrez.
Et je vous prie d’agréer, mon général, l’assurance de mon très grand respect, et d’une affection plus grande encore ».
Enfin, allergique aux compromis passés avec ceux qui avaient trahi la confiance de la France, ou même avec les Alliés qui refusaient de voir ce qu’il considérait, lui, comme la réalité de la France des années sombres, il retrouva ses accents d’avant-guerre pour dénoncer certaines opérations douteuses comme par exemple, en décembre 1942, celle qu’eût pu permettre la présence de Darlan à Alger.
Excellent connaisseur du combat clandestin de ces « Soutiers de la gloire » dont il s’était fait le chantre, le temps d’un discours à la BBC, Pierre Brossolette ne pouvait pas ne pas jouer un rôle éminent au sein de la France combattante. À partir de la fin du mois de septembre 1942, et jusqu’en janvier 1943, devenu chef du Bloc opérations et, à ce titre, l’adjoint du colonel Passy à la tête d’un Bureau central de renseignement et d’action (BCRA) réorganisé, il contribua, à Londres, comme Jean Moulin le faisait à la même époque en France, au développement des relations entre les Résistances intérieure et extérieure. Il traita notamment avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie et Henri Frenay de passage à Londres, prépara la mission « Pallas » d’André Manuel en France, participa à l’accueil de Fernand Grenier dans la capitale anglaise au début de l’année 1943. Il élabora, enfin, les missions « Arquebuse » et « Brumaire ».
Cette dernière désignait trois objectifs : administratif, militaire et de renseignement, comme l’indiquait l’ordre de mission de Pierre Brossolette daté du 24 janvier 1943 :
« 1 - Procéder en ZO à la séparation la plus stricte possible entre tout ce qui concerne le renseignement d’une part, et l’action civile et militaire d’autre part.
2 - Procéder à l’inventaire de toutes les forces qui, soit dans le cadre des groupements de résistance, soit dans le cadre de groupements spécifiques comme l’OCM, soit dans le cadre des organisations politiques, syndicales ou religieuses peuvent jouer un rôle dans le soulèvement national en vue de la Libération. En prévoir la mise à la disposition de l’EMZO (l’état-major de la Résistance dans la zone occupée) soit à l’échelon de la ZO tout entière, soit préférablement à l’échelon régional.
3 - Rechercher d’une part à la faveur de contacts directs et d’autre part en collaboration avec les organismes mentionnés plus haut les cadres d’une administration provisoire de la ZO au jour de la Libération. »
Dans ce même ordre de mission, la position de représentant du général de Gaulle et de la France combattante auprès de la Résistance intérieure dans son ensemble, et uniquement en cas de rupture des communications avec Londres, était conférée à Pierre Brossolette, de même qu’au colonel Passy qui devait le rejoindre en France dans le cadre de la mission « Arquebuse », et à Jean Moulin et André Manuel, alors en mission sur le territoire métropolitain. Les quatre hommes étaient en outre déclarés "conjointement compétents » pour :
« 1 - exprimer et interpréter les directives du général de Gaulle et du Comité national français,
2 - désigner dans chaque zone l’un d’entre eux pour prendre en commun avec les représentants de la Résistance au sein de chacun des deux comités de coordination les mesures jugées utiles à la libération du pays. »
Chargé de la mission "Brumaire », Pierre Brossolette revint donc en France dans la nuit du 26 au 27 janvier 1943. Avant de partir pour Paris, il passa à Lyon où il rencontra Jean Moulin pour lui présenter sa mission et faire le point de la situation de la Résistance intérieure. Le 21 février suivant, tenant compte des informations et des suggestions d’André Manuel, et surtout de Jean Moulin, arrivés entre-temps à Londres, le général de Gaulle signa les « Nouvelles instructions », et institua de fait le futur conseil national de la Résistance :
« L’évolution des événements nous amène à modifier nos instructions de 1942 dans le sens à la fois d’un regroupement des forces de combat en vue de l’action (I) et simultanément d’un élargissement des assises morales et politiques de la résistance française groupée autour du général de Gaulle (II).
I
1) REX déjà le délégué du général de Gaulle en ZNO, devient dorénavant le seul représentant permanent du général de Gaulle et du Comité national pour l’ensemble du territoire métropolitain.
2) Sous sa responsabilité, il pourra déléguer, à titre temporaire, certains de ses pouvoirs à des personnes choisies par lui et responsables devant lui.
3) Pour l’immédiat, et notamment pour mener à bien l’établissement du Conseil de la résistance prévu au titre (II) ci-après, la charge des négociations et de leur conclusion incombe conjointement à REX, ARQUEBUSE et BRUMAIRE (dans la mesure où ils se trouvent sur le territoire métropolitain et en état d’agir, et chacun dans le domaine de sa mission).
II
4) Il doit être créé dans les plus courts délais possibles un Conseil de la Résistance unique pour l’ensemble du territoire métropolitain et présidé par REX, représentant du général de Gaulle... »
Quelques jours plus tard, le colonel Passy rejoignit Pierre Brossolette à Paris et lui transmit les "Nouvelles instructions ». Ensemble, les deux hommes entreprirent de coordonner les initiatives des mouvements, réseaux et organisations politiques, syndicales et religieuses. En deux mois, furent ainsi définies les bases d’un accord militaire et de la représentation des cinq plus importants mouvements de la zone nord au sein du Comité de coordination de zone nord (CCZN), deuxième élément, après les Mouvements unis de résistance (MUR) de la zone sud, et en attendant certains partis politiques et syndicats, du futur Conseil national de la Résistance) que Pierre Brossolette, conformément à son premier ordre de mission, persista à mettre en place. Le 31 mars 1943, Pierre Brossolette et le colonel Passy rendirent compte de leur mission à Jean Moulin, nouvellement nommé délégué du général de Gaulle et de la France combattante « pour l’ensemble du territoire métropolitain ». Dans la nuit du 15 au 16 avril 1943, ils regagnèrent l’Angleterre. Le 27 mai, le Conseil national de la Résistance se réunit pour la première fois, à Paris.
De juin à juillet 1943, à Londres, en l’absence de Maurice Schumann et en sus de ses activités au BCRA, Pierre Brossolette anima sur les ondes de la BBC, l’émission « Honneur et Patrie ». Le 13 août, il partit pour Alger afin d’obtenir du général de Gaulle l’autorisation de repartir en mission en France occupée. Le 18 septembre, il s’envola pour la France. Sa mission était à la fois de présenter aux responsables de la Résistance le préfet Émile Bollaërt qui venait d’être nommé délégué du Comité français de Libération nationale auprès du CNR, et de préparer les modalités de la future rénovation de la presse et de la radio à la Libération. Le 21 septembre, il arriva à Paris. Là, avec Claude Bouchinet-Serreulles et Jacques Bingen, il s’efforça de contribuer à la réorganisation de la Résistance intérieure durement touchée par les arrestations de Charles Delestraint et de Jean Moulin, les 9 et 21 juin précédents, et la série de coups durs qui frappèrent la Résistance durant cet automne 1943.
Rappelés à Londres, Pierre Brossolette et Émile Bollaërt tentèrent de quitter la France par Lysander en décembre puis en janvier. Contraints par le mauvais temps à y renoncer, ils embarquèrent le 2 février 1944, mais leur bateau s’échoua près de Plogoff. Le lendemain, ils furent arrêtés par la Feldgendarmerie d’Audierne et transférés à la prison de Rennes. Le 15 mars, leur véritable identité fut découverte. Ils furent conduits à Paris le 19 au soir. Émile Bollaërt fut déporté à Buchenwald. Pierre Brossolette, amené dans les locaux de la Gestapo, 84 avenue Foch, torturé pendant un jour et demi, se jeta de la fenêtre du 4e étage. Il mourut le 22 mars dans la soirée.
Oeuvres

ŒUVRE : Résistance (1927-1943), textes rassemblés et commentés par Guillaume Piketty, Éditions Odile Jacob, 1998.

Sources

SOURCES : Arch. Dép. Aube. — Archives du BCRA. — Archives privées. — Arch. OURS. — Articles de Pierre Brossolette dans Notre Temps, L’Europe nouvelle, Le Populaire, La Marseillaise. — Gilberte Brossolette, Il s’appelait Pierre Brossolette, Paris, Albin Michel, 1976, 284 p. — Souvenirs personnels. — Guillaume Piketty, thèse de doctorat sur L’itinéraire intellectuel et politique de Pierre Brossolette, IEP de Paris, 1997.

Guillaume Piketty

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