Né le 15 avril 1894 à Kolodno (Empire austro-hongrois) ; massacré le 27 mars 1944 à Sainte-Marie-de-Chignac (Dordogne) ; victime civile d’origine juive

Mendel Ruttner. Archives privées. Famille Ruttner.
Mendel Ruttner fut l’une des nombreuses victimes de la division Brehmer en Dordogne.
Du 26 mars au 2 avril 1944, la division Brehmer, ou division B de l’initiale du patronyme de son chef, le général Brehmer, accompagnée par des éléments de la Sipo-SD et de la Brigade nord-africaine et bénéficiant de renseignements collectés par des délateurs, collaborationnistes ou non, et par l’administration de Vichy, traversa le département de la Dordogne, traquant les maquisards et massacrant des civils en représailles dans le cadre d’opérations de répression, mais aussi en conduisant une politique génocidaire à l’encontre des nombreux Juifs réfugiés dans le département. Les hommes furent abattus parce que Juifs et les femmes et les enfants furent souvent arrêtés, transférés à Drancy puis déportés vers les centres de mise à mort, Auschwitz-Birkenau principalement.
En zone dite libre puis zone sud, les Juifs avaient été recensés en application d’une loi de Vichy du 2 juin 1941, le jour même de la promulgation du second statut des Juifs ; un recensement spécifique des Juifs étrangers intervint en janvier 1942 ; enfin, une loi de Vichy du 11 décembre 1942 imposa en zone sud la mention « juif » sur la carte d’alimentation et sur la carte d’identité des Juifs français et étrangers.
Ruttner Mendel, qui se faisait aussi appeler Sikove, et qui fut arrêté sous ce nom là, fut interné à Périgueux ou à Limoges. Il fit partie des 23 exécutés comme otages à Sainte-Marie-de-Chignac au lieu-dit Les Potences le 27 mars 1944 par des éléments de la division Brehmer en représailles à une action de la Résistance. Les victimes étaient en majorité d’origine juive.
Son nom figure sur la stèle érigée au lieu-dit Rivières-Basses, au nom de Sikove. Il faisait partie des cinq victimes dont l’identité était restée inconnue. Il fut identifié à la suite des recherches menées par Bernard Reviriego.
Mendel Ruttner était le fils de Joseph Ruttner et de Laja Sikovic (ou Sicovic, Sikovits, autant de transcriptions possibles dans la langue française). Divorcé d’une première épouse, il se remaria le 23 novembre 1925 avec Ida Herskovics, née le 20 juin 1907. Le mariage eut lieu à Taraczköz ou à Teresve (selon les sources) en Tchécolosvaquie. On suppose qu’il transita par la Belgique pour entrer ensuite en France, en 1939 ou en 1940, selon les sources. En effet, le 9 janvier 1955, le maire de Verdun (Aude) délivra une attestation certifiant que Mendel, alors bien dénommé Ruttner, « a séjourné en notre commune pendant les années 1939 et 1940 » tandis qu’un document établi en Corrèze précise qu’il était entré en France, venant de Belgique, le 20 janvier 1940. Si son entrée en France date de 1939, elle ne peut être antérieure au 1er septembre 1939 car les étrangers entrés en France postérieurement à cette date ne pouvait bénéficier du statut de déporté politique, ce qui est son cas. Toujours est-il que le maire de Verdun ne put attester la date exacte d’arrivée dans la commune. Puis nous savons qu’il fut interné pour quelques jours au camp de Bram où il arriva le 4 juin 1940. Le 29 juin 1940, il fut autorisé par l’administration à se rendre, à compter du 16 juillet 1940, à Saint-Papoul (Aude). Il y resta peu de temps puisque, du 11 décembre 1940 au 14 mars 1941 il fut interné au camp d’Argelès-sur-Mer puis au camp de Rivesaltes, du 15 mars au 9 juin 1941. A cette date il fut dirigé à Marseille via Perpignan. A une date difficile à préciser, il sortit de ce cycle d’internement puisqu’il fut emmené dans le département des Bouches-du-Rhône, au château de la Blancherie (commune de Saint-Loup), siège d’une maison d’accueil du Centre d’aide tchécoslovaque de Marseille. On sait que Mendel Ruttner bénéficia d’un permis de séjour délivré par la préfecture de ce département le 16 septembre 1942. De fait, après l’invasion de leur pays par Hitler, de nombreux Tchécoslovaques s’étaient réfugiés en France dès 1939. Ils y avaient constitué une armée et s’étaient battus aux côtés de l’armée française. C’était dans ce contexte difficile qu’une personnalité tchécoslovaque, le président des étudiants tchécoslovaques à Paris, avait décidé de créer à Marseille un Centre d’accueil. Mais, lors de l’invasion par les Allemands de la zone sud le 12 novembre 1942, ce château fut réquisitionné par les autorités militaires allemandes. C’est à ce moment-là qu’il fut décidé de transférer immédiatement en Corrèze, avec un sauf conduit collectif établi par la préfecture des Bouches-du-Rhône, et en raison de leurs situations dangereuses vis-à-vis des autorités allemandes, un convoi de dix-neuf tchécoslovaques. Le choix de la Corrèze n’était pas dû au hasard, en effet, les Tchécoslovaques avaient décidé d’y créer une structure d’accueil visant à mettre à l’abri ceux qui devaient l’être tout en se souciant d’occuper les hommes à des travaux agricoles dans des fermes que le Centre loua à partir du printemps 1942. Il y gérait deux exploitations proches l’une de l’une, l’une située à Lapeyre (commune de Camps), l’autre à Mazeyrat (commune de Saint-Mathurin-Léobazel – canton de Mercoeur). Y étaient rassemblés une soixantaine de Tchécoslovaques, Hongrois, Sudètes, Slovaques, dont un certain nombre de Juifs. La direction de l’établissement fut confiée à Erwin Weinstein, docteur en droit, puis la gestion fut attribuée à Louis Manicek qui y prit ses fonctions comme délégué du Centre de Marseille en octobre 1942. Ce personnage joua un rôle majeur dans les rapports étroits que ce Centre entretenait avec la Résistance corrézienne. C’est grâce à son témoignage que l’on sait que les Tchécoslovaques nouèrent « des contacts avec les mouvements de résistance, en particulier avec le capitaine Georges Guedin, avec le lieutenant Richelet à Brive, avec Dautrement et Boudou à Argentat. Ils sont incorporés au 1er bataillon AS de cœur de la Brigade AS Corrèze. Les premiers rapports ne sont pas toujours parfaits ». Louis Manicek évoque son entrée « dans la Corrèze inconnue de tout le monde, (…) région assez mal renseignée sur nous Tchécoslovaques », son étonnement face aux opinions politiques tranchées des divers groupes de résistance en Corrèze et enfin « la méfiance du sous-lieutenant Joseph Lavarec, envers ces nouvelles recrues qu’il ne tarda pas à apprécier (…) » (Témoignage de Louis Manicek. Cité dans la thèse de Nathalie Roussarie-Sicard (voir Sources à la fin).
Les dix-neuf hommes transférés de Marseille arrivèrent dans leur département d’accueil le 19 novembre 1942. Mendel apparaît dans ce convoi sous le nom « Sikovic-Ruttner ». Selon le même Louis Manicek (témoignage du 15 janvier 1954), « Mendel était pourvu d’une fausse carte d’identité établie à Marseille au nom de Sikovic, parce qu’il s’était évadé de Rivesaltes, la veille d’un départ en déportation ». Manicek dans son témoignage dit bien qu’il n’était connu que sous le nom de Sikovic. De fait, une demande de carte d’identité de travailleur agricole ou industriel est établie en Corrèze le 4 janvier 1943 au nom de Sikovic Mendel. En effet, Mendel Sikove, qui apparaît ainsi dans de nombreux documents, et Mendel Ruttner ne faisaient qu’un. L’existence de ce double patronyme relevait d’un choix personnel de Mendel. Sikovic était le nom de sa mère qu’il avait choisi d’utiliser dès son premier internement en France en 1940. Il était d’abord bien enregistré sous son véritable nom lorsqu’il a séjourné à Verdun (Aude) en 1939 ou 1940. C’est à partir de l’arrivée au Camp de Bram, le 4 juin 1940, qu’il apparaît sous le nom de Sicovic. Arrêté en 1944 en Corrèze sous le nom de Sikovits ou Sicovic, ce nom, mal orthographié, devint Sikove à la prison de Limoges où il fut interné après son arrestation, et il n’apparut plus que sous ce dernier nom aux Archives départementales de la Dordogne ou du Consistoire du Bas-Rhin.
En Corrèze, le récépissé qui lui est délivré porte le tampon « Juif ». Un document nous apprend, point essentiel, qu’il était arrivé en Corrèze avec son fils, Joseph, né en 1929 à Tacovo ( ?) en Tchécoslovaquie, et que son épouse les avait rejoints plus tard.
C’est le 19 mars 1944 que tout bascula. Toujours selon Manicek, ce jour-là, à 6 heures du matin le domaine fut cerné par un détachement de policiers allemands partie en civil et partie en uniforme, venus de Tulle, assisté par un groupe de miliciens. Après perquisition dans le domaine, les hommes de la « gestapo » partirent à l’autre ferme, celle de Mazeyrat, où se serait alors trouvé Mendel, « qui fut arrêté avec cinq autres compatriotes et coreligionnaires, dont il n’entendit plus parler ».
Un procès-verbal de gendarmerie datée du 20 mars donne la liste des 13 Juifs tchécoslovaques arrêtées, ainsi que le nom d’un français arrêté le même jour pour recel : Pecka Joseph, Sterner Pavel, Svoboda Isidore, Rudl François, Deutsch Rodolphe, Bubonnek Karl, Klein Rodolphe, Bermann Erwin, Risik Jean, Sved, Zils Arthur, Sikovitz (prénom : Ruthener…). Le Français s’appelait Antoine Dampeyroux. Certains survivants de ces arrestations confirmèrent qu’ils avaient été transférés à Limoges après avoir été interné à Tulle, pourtant, ce fut l’hypothèse de la déportation qui fut retenue pour Mendel, alors qu’il avait fait, lui, partie des otages sélectionnés pour être fusillés en Dordogne à titre d’exemple.
Pour la famille, Mendel Ruttner était donc mort dans les camps d’extermination, et l’administration lui délivra, en 2013, la mention Mort en déportation, alors que son corps reposait, avec quatre autres victimes, dans un espace du cimetière de Sainte-Marie-de-Chignac totalement anonyme et vierge de toute explication.
La commune de Boulazac-Isle-Manoire, très impliquée dans les questions mémorielles relatives à la Seconde Guerre mondiale, décida de remplacer la première plaque nominative du monument commémoratif implanté sur les lieux où s’étaient déroulés les événements, indiquant la présence de cinq inconnus par une plaque portant le nom de toutes les victimes, et cela eut lieu le 10 mars 2019. Mais sur cette deuxième plaque n’apparaissait encore que le nom de Mendel Sikove.
Ce n’est qu’en 2019 que la famille de Mendel Ruttner a su que son corps reposait en Dordogne.
Voir Sainte-Marie-de-Chignac, 27 mars et 1er avril 1944
Sources

SOURCES : Archives départementales de la Dordogne, E dépôt Périgueux 5 H 3. Note du 31 mai 1945 sur l’exécution de 25 otages le 27 mars. 31 mai 1945 ; 5 H 5 ; 5 W 5, photographie judiciaire prise le jour du décès ; état civil de décès de la commune de Sainte-Marie-de-Chignac, année 1944. — Archives départementales de la Corrèze, E dépôt 34 H 2. Camps/Saint-Mathurin/Léobazel. Centre tchécoslovaque du domaine de Lapeyre (1939-1945) ; 550 W 471, 473 et 474-476. Recensement des crimes.— - Archives départementales de la Haute-Vienne, 1517 W 312. Service régional de police judiciaire de Limoges. Crimes de guerre. Dossier transmis aux services de police à Paris le 25 mai 1948 ; Liste élaborée le 30 mars 1944 par la sipo-sd de Limoges des victimes du 27 mars 1944 ; Liste fournie par le rabbin de la communauté israélite de Strasbourg le 25 juin 1945.— Ministère des Armées, Service historique de la Défense, Caen, 21 P 534620.— Archives départementales du Bas-Rhin, 2237 W 113. Archives du Consistoire du Bas-Rhin. Il existe deux listes des victimes israélites dans le département de la Dordogne. Ces listes ne sont pas datées mais j’estime que la première a été élaborée au plus tard en septembre 1944, la seconde a été rédigée très peu de temps après.— Mémorial de la Shoah – CDJC, CCXV-44. Bureau de documentation du Commandant en chef des forces françaises. Liste des personnes fusillées après avoir été détenues à la prison de Limoges. Noms relevés dans les archives de la gestapo.
Reviriego Bernard, Les Juifs en Dordogne, 1939-1944, Périgueux, Éditions Fanlac-Archives départementales de la Dordogne, 2003, pp. 237-242, 455. - Klarsfeld (Serge), Mémorial de la déportation des Juifs de France, dont « Liste des Juifs fusillés ou exécutés sommairement en France », FFDJF, Paris, 1978.— Klarsfeld Serge, Mémorial de la déportation des Juifs de France, dont « Liste des Juifs fusillés ou exécutés sommairement en France », FFDJF, Paris, réédition 2012.— Paul Mons, La folie meurtrière de la division Brehmer, mars-avril 1944, Dordogne-Corrèze, Haute-Vienne, Brive-la-Gaillarde, Éditions Les Monédières, 2016, p. 71-73.— Roussarie-Sicard Nathalie : « De la surveillance à la répression : communistes, étrangers, Juifs et Francs-maçons en Corrèze de la fin des années Trente jusqu’en 1944 », publié sous le titre « Les ennemis de l’intérieur. Communistes, juifs et francs-maçons en Corrèze (1934-1944) ». — Reviriego Bernard, "Ruttner-Sikove, "l’inconnu" de Sainte-Marie-de-Chignac", revue "Ancrage - Mémoire des métissages du Sud-Ouest, n° 74, octobre 2020, p. 16-25.— Ruttner Jean-Jacques, « D’un vide à l’autre », revue "Ancrage - Mémoire des métissages du Sud-Ouest, n° 74, octobre 2020, 26-27.

Bernard Reviriego, Dominique Tantin

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