En représailles aux attaques des résistants FFI en Haute-Tarentaise (Savoie), les troupes allemandes dans leur repli vers l’Italie emmenèrent puis exécutèrent 28 otages dont les corps ne furent découverts qu’un an plus tard le 21 juillet 1945.

 Stèle de Terre Noire au village des Suches. Cliché M. Aguettaz
Stèle de Terre Noire au village des Suches. Cliché M. Aguettaz
La compréhension du massacre de Terre-Noire, probablement le 27 août 1944, nécessite de le replacer dans une chronologie plus large.
Le 6 août 1944, les FFI. de Tarentaise lancèrent une opération pour libérer la vallée. La route reliant Albertville au col du Petit Saint-Bernard fut coupée à partir de Feisson sur Isère. Le 6, vers 22 heures, les Allemands retranchés dans l’hôtel Terminus de Moûtiers se rendaient. Le 7 des soldats de la Wehrmacht chargés du contrôle du tunnel du Siaix, à quelques kilomètres en amont de Moûtiers, tentèrent encore de rallier la ville mais se rendirent après des combats acharnés à proximité de la gare. Moûtiers restait libre.
Dans la soirée la garnison de Bourg Saint-Maurice craignant une attaque quittait la ville pour se replier sur le col du Petit-Saint-Bernard et le 8 au matin les FFI entraient dans Bourg Saint-Maurice. La haute vallée de Tarentaise était libérée. Dans l’enthousiasme du moment de nombreux jeunes se portèrent alors volontaires pour rejoindre les forces de la Résistance.
Mais il n’était pas concevable pour l’occupant de laisser coupée une voie vitale pour l’accès à l’Italie du Nord.
Dès le 11 août, une contre-attaque fut lancée par des unités venues d’Albertville. C’est plus particulièrement le bataillon de chasseurs bavarois N°100 qui mena l’offensive.
Le « bouchon » de Feisson fut contourné par des unités passant sur les flancs de la vallée et ravageant les villages se trouvant sur leur passage (voir les notices Feisson, Pussy ). Le samedi 12 août les moûtiérains pouvaient entendre le bruit des tirs dans le lointain. Un projet d’évacuation de la ville fut évoqué mais ne connut pas de suite et il fut décidé que la ville serait déclarée ville ouverte. Les responsables locaux comptaient sur le fait que les prisonniers allemands avaient été traités correctement et les blessés soignés.
Le 13 août, d’importantes troupes allemandes réoccupèrent la ville et les villages alentours. Le couvre feu fut décrété à 17 heures et toutes les bicyclettes furent réquisitionnées ainsi que draps, matelas et couvertures.
Le 14 août, la réoccupation de la vallée se poursuivit qui vit l’incendie du village de Montgirod (voir notice). Vers deux heures du matin, devant l’avance allemande le PC des FFI de Bourg Saint-Maurice s’était retiré sur la vallée des Chapieux et vers 22h30 les Allemands reprenaient la ville. Si beaucoup de FFI avaient choisi le refuge dans les montagnes, un certain nombre d’entre eux demeurèrent dans leur village avec les autres jeunes qui n’avaient pas participé aux combats.
Les Allemands étaient eux bien décidés à rechercher leurs ennemis. L’annonce du débarquement allié en Provence le 15 août ne put que les renforcer dans l’idée de punir et neutraliser la Résistance. Le repli en Italie du Nord n’était plus une hypothèse mais une réalité.
Dès le 15 août, on déplorait des victimes à Bourg Saint-Maurice. René Boch, 37 ans, qui avait été convoqué à la caserne, fut abattu d’une rafale de pistolet-mitrailleur alors qu’il tentait d’en franchir le mur d’enceinte. Dans la soirée Fernand Dimier, 26 ans, était battu à mort par trois sous-officiers allemands.
Le lendemain, mercredi 16 août, vers 15 heures, tous les hommes de Moûtiers âgés de 18 à 35 ans étaient rassemblés place de la Victoire sous le prétexte d’une vérification d’identité. Enfermés dans la caserne, ils y subirent des interrogatoires violents des hommes du Sipo-SD sur leur activité durant la période du 7 au 13 août. Après cinq jours d’incarcération les hommes furent relâchés à l’exception de 21 prisonniers.
À Bourg Saint-Maurice, le 16 août, les hommes de la ville étaient eux réquisitionnés pour transporter des munitions jusqu’au col du Petit Saint-Bernard. Le lendemain les maires de Bourg et Séez durent faire rassembler tous les hommes de 17 à 35 ans, les noms ayant été listés par les Allemands eux-mêmes. À ce moment, le maire de Séez crut qu’il s’agissait encore de transporter les sacs de la compagnie allemande jusqu’au col. Mais à 19 heures tous les hommes du village, encadrés par des hommes en armes, furent dirigés vers les casernes de Bourg-Saint-Maurice.
Le 18, le commandant de la garnison convoqua en réunion tous les maires et curés de haute Tarentaise pour expliquer qu’il s’agissait de procéder à l’interrogatoire des hommes sur leur conduite pendant les jours précédents et de connaître les absents. Après Bourg et Séez, toutes les communes devaient présenter leurs hommes.
La plupart des jeunes, même ceux qui avaient rejoint les rangs des FFI, se rendirent au contrôle, craignant de provoquer des représailles si on constatait leur absence à partir des listes de noms établies. Ainsi pour Séez, sur 80 noms possédés par les Allemands, 57 hommes étaient présents.
Se déroula alors le même scénario qu’à Moûtiers avec des interrogatoires menés par deux agents du sipo-SD, les sous-officiers Piffer et Hoffmayer.
Le 22 août, seuls cinq détenus ne furent pas libérés : Olivier David et Louis Merendet, tous deux cultivateurs à Séez, René Lathuile, Charles Miédan et Fernand Utille de Bourg Saint-Maurice.
Selon l’enquête menée à l’été 1945, sur ces cinq hommes seul Louis Merendet semble avoir effectivement appartenu aux FFI.
On peut s’interroger sur le mode de désignation des otages puisque les mêmes incohérences se retrouvent dans le profil des prisonniers gardés à Moûtiers. Plusieurs membres des FFI y furent relâchés alors que des hommes qui n’avaient en rien participé aux combats du début août restèrent détenus.
On sait qu’un soldat allemand prisonnier après la prise de la ville par les FFI était parvenu à s’évader et participa aux interrogatoires après le 16 août. Il désigna cinq jeunes qu’il avait vu dans la caserne faire du maniement d’arme : Michel Hernandez, Pierre Jorioz, Auguste Jaillette, François Resler et Jean Orsat.
Comme souvent on a évoqué des dénonciations. Cette question est toujours délicate à aborder en raison de l’approximation des sources. En l’occurrence ici on relève une dénonciation avérée dont la motivation n’était qu’une sordide vengeance visant un jeune qui n’avait strictement rien à voir avec les résistants.
Pour beaucoup de cas, nous n’avons pas d’explications sinon une enquête bâclée, si l’on peut parler d’enquête, par des Allemands de la Sipo- SD coutumiers des arrestations et des meurtres arbitraires et qui suivaient une simple logique de terreur.
Cette absence d’explication est à souligner car elle troubla alors logiquement les esprits et contribua à maintenir des espoirs dans l’esprit des proches : il n’y avait aucune raison de s’en prendre aux prisonniers puisqu’ils n’avaient rien fait.
La déroute allemande s’accélérait. Le 23 août la Wehrmacht abandonnait Albertville puis Moûtiers. L’évêque de Tarentaise, Mrg Terrier et l’ancien maire de la ville, tentèrent une démarche pour faire libérer les otages. Celle-ci échoua, le commandant du 100e bataillon de chasseurs bavarois leur assurant simplement que ceux-ci ne seraient pas fusillés. La veille, Louis Lungo, commandant F.F.I. du secteur, avait proposé un échange avec des prisonniers de guerre mais sa démarche n’avait reçu aucune réponse.
Les Allemands partirent donc en emmenant leurs otages. Le 24, Mgr Terrier se rendit à Bourg Saint-Maurice à vélo pour renouveler la demande de libération des prisonniers sans plus de succès.
Le 25 août à minuit, les derniers soldats allemands quittaient Bourg après avoir incendié les casernes. Les otages avaient été emmenés : 28 hommes étaient partis pour une destination inconnue.
Pendant près d’un an, la question du destin des prisonniers resta entière. L’espoir subsistait du côté des familles, d’autant plus que des informations venues de la résistance italienne évoquaient leur déportation. C’est du côté italien également que provint l’épilogue de cette histoire.
Le 8 juillet 1945, alertés par des rumeurs, deux gendarmes de service au poste frontière du col du Petit Saint-Bernard se rendirent à La Thuile, premier village italien après la frontière, pour se renseigner sur l’existence d’un charnier qui se trouverait sur le secteur.
Ils rencontrèrent un jeune homme, Delphin Blanchet, qui faisait partie du maquis italien. Le 26 ou 27 août 1944, de garde sur le secteur, il avait aperçu à la jumelle des civils menés jusqu’au lieu-dit Terrenoir (sic). Une heure ou deux après, il avait entendu une vive fusillade.
Le mercredi 11 juillet, les deux gendarmes accompagnés d’un chasseur alpin du 13e se rendirent sur les lieux. Après deux heures de recherche, ils firent la macabre découverte, sur le versant est du Mont Chaz Dura, dans une zone de replat à 2200 m. d’altitude nommée Les Suches. C’est la présence de mouches qui leur révéla la localisation d’un charnier. Ils prévinrent aussitôt les autorités militaires.
Le lendemain un des gendarmes remonta accompagné d’un douanier et une deuxième fosse fut découverte, située à une cinquantaine de mètres de la première.
Dans la même période, sur les renseignements d’un berger italien, un dernier cadavre fut trouvé juste au dessus du lac du Vernet. Il s’agissait de François Chapuis, de Longefoy-sur-Aime, identifié grâce à une plaque qu’il portait au poignet.
Le 21 juillet 1945, on procéda à l’exhumation des corps en présence, entre autres, de délégués des communes de Bourg Saint-Maurice, Séez et Moûtiers, du sous-préfet, et du commandant Lungo. Trois médecins dont le Dr Resler, père d’un des disparus, étaient chargés des premières constatations légistes. L’ouverture des fosses fut confiée à des prisonniers de guerre allemands.
Dans la première fosse, sur laquelle se trouvait encore un train de canon de 149 mm qu’il fallut déplacer, sous parfois à peine dix centimètres de terre, on découvrit 19 corps, rangés et superposés la tête des uns au pied des autres. La deuxième fosse contenait elle huit cadavres jetés au sol pêle-mêle.
Malgré l’état des corps leur identification fut très rapide puisque 24 victimes portaient encore leurs papiers d’identité. Pour les autres, des objets personnels permirent de les reconnaître.
Cet état de fait nous indique en partie comment put se dérouler le massacre. En effet, contrairement à d’autres exemples d’assassinats collectifs, les Allemands non seulement ne prirent pas les pièces d’identité, mais ne dépouillèrent pas non plus leurs victimes. On retrouva sur elles montres, bagues et même de l’argent. D’autre part, des victuailles et des bouteilles de vin à peine entamées se trouvaient auprès des corps. L’abbé Muyard portait encore sur lui son bréviaire. Ces détails ne peuvent que nous conforter dans l’idée que non seulement le massacre eut lieu très rapidement après l’arrivée sur place mais prit par surprise les prisonniers.
La date du 27 août 1944 apparaît dans le témoignage du maquisard italien cité précédemment mais également dans la déposition d’un douanier allemand prisonnier de guerre. Nous la retiendrons donc comme date probable du massacre.
Ainsi le dernier dimanche du mois d’août 1944, en début d’après-midi, les otages avaient été dirigés dans la combe de Terre Noire, au pied du mont Belvedere. Là, sur les emplacements de deux pièces d’artillerie, ils furent mitraillés au pistolet-mitrailleur et au fusil-mitrailleur puis achevés d’un coup dans la nuque, les corps étant ensuite jetés dans les trous de recul des canons et recouverts sommairement d’un peu de terre.
Une vingt-huitième victime était à déplorée : François Chapuis. Blessé par balle à une cheville depuis plus de 10 jours, il s’était à l’évidence trouvé dans l’impossibilité de faire le trajet jusqu’au lieu choisi par les Allemands et fut abattu à proximité de la route du col.
Les 27 victimes trouvées dans les fosses étaient :
ANSELMET Paul
BASSANI Marius (fosse n°2)
BIANCHI Jean (fosse n°2)
BONNEFOND Jean
BOTTANA Lucien
CAPRA Jean
CARRON Jean
DAVID Olivier
GIROD-ROUX Camille (fosse n°2)
HERNANDEZ Michel (fosse n°2)
HOTELLIER Marc
JAILLETTE Auguste
JORIOZ Pierre
LATHUILE René (fosse n°2)
MAGNANI Alvaro
MERENDET Louis
MIEDAN-REVET Charles
MINIGHETTI René
MORET Alphonse (fosse n°2)
MUYARD Georges
ORSAT Jean (fosse n°2)
PENEC René (fosse n°2)
POLIN Louis
RESLER François
ROSSO Jean
SIMOND Jean
UTILLE Fernand
Une stèle a été érigée sur les lieux du massacre. Elle se trouve aujourd’hui au milieu des pistes de ski de la station de La Thuile, au lieu-dit Les Suches. Un monument a été élevé dans le cimetière de Moûtiers. Les monuments aux morts de Séez et Bourg Saint-Maurice rappellent également les noms des victimes originaires de ces communes. Chaque année, le dernier dimanche de juillet (date la plus proche de la sépulture solennelle) une cérémonie a lieu à Terre-Noire. La plaque commémorative de la Fédération CGT des industries chimiques à Montreuil (Seine-Saint-Denis) comporte les noms de neuf victimes travailleurs de l’usine d’électrochimie MSSA de Plombière-Saint-Marcel.
Sources

SOURCES : Arch. Dép. Rhône, 3808 W 1316. — Arch. Dép. Savoie, 961 W31.— Le Souvenir français (photo).

Michel Aguettaz

Version imprimable